découvrir et se découvrir par la danse
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Décollage
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Réflexions :

 

 

1er Mars 2019

 

Nouveau texte 2019

et moment de réflexion proposé

par notre superviseur et secrétaire

Patrice SENATUS :

 

 

 

LE RAP EST-IL UN ART MINEUR ?

 

 

Introduction

Le rap, les rappeurs, prennent la parole, cette parole dont on les a privés à l’école et la société, souvent pour cause de différence difficilement perceptible ; également pour cause d’un mélange de cultures encore très récent historiquement. En ce sens, le credo vide de sens du monde moderne, la « communication », sans fil, sans chair, sans autre objet que les objets, sans identité, sans différence, illustre le fossé entre ce que Nietzsche appelait le « vivant » et la tentative du monde riche à ne voir en l’être humain qu’une valeur marchande, une marchandise : n’était-ce pas précisément ce qui a conduit l’esclavage, à considérer des êtres humains comme des animaux ?

Dans sa quête d’identité, qui passe par une quête de l’origine, le rap n’est-il pas en train d’interroger le monde moderne si sourd à un langage qu’il ne comprend pas, que ce soit celui de la violence ou de la parole vivante ? Le rap est-il une transe verbale ?

Annonçons d’emblée que nous ne répondrons pas à cette dernière question mais que nous tournerons autour, dans un mouvement de giration qui est celui de certaines techniques de transe permettant d’entrer en contact avec d’autres mondes, d’autres dimensions (les Derviches Tourneurs par exemple)

Nous verrons que c’est aussi la question posée par le rap, relier différents univers alors que le monde rationnel ne reconnaît qu’une seule vision du monde. Pour cela, nous ferons appel, entre autres à la « négritude » inaugurée par Aimé Césaire.

Avant cela, nous tenterons d’expliciter en l’appliquant au rap le concept de « littérature mineure » exposé de manière lumineuse et magistrale dans l’ouvrage de Deleuze et Guattari Kafka » ; pour une bonne part, nous emprunterons l’axe conceptuel développé, tant il nous paraît pertinent.

Toujours tournant, nous nous tournerons du côté de l’incantation et de la magie, et nous tenterons un type de réflexion plus périlleux à propos du « charme » (et la notion de fiat), sur le rapport entre poésie et la magie[1], prenant comme exemple les pratiques chamaniques du pays touva, en Mongolie, avec le roman Le Monde gris de Galdan Tsshinag.

 


                                                                        Historique

  • Bref historique du rap aux USA

    L’émergence du rap aux USA prend sa source dans la lutte de la communauté noire, autrement dit, dans la ségrégation et la résistance à cette oppression, qui ont jalonné l’histoire des noirs aux USA.

    Au départ musique de danse, « happenings » de quartiers, le rap se radicalise rapidement : les références explicites aux mouvements de résistance et à leurs leaders – Black Panthers, Martin Luther King, Malcom X, etc. –s’ancrent également dans l’histoire profonde de la lutte des noirs américains, dans leur « noirceur », « darkness », et dans les formes adoptées par ces mouvements :

    Pour sa part, le rap est profondément enraciné dans cette culture populaire fondée sur quatre siècles de misère et d difficultés, d’espérance biblique et de ressentiment. Il est le continuateur du support fondamental de l’art de ce peuple noir : le chant.[2]

    Le rap américain prend donc sa source dans un contexte social difficile des années Reagan, avec, en corollaire, les émeutes de 1992 à Los Angeles. Ainsi, le « Message » du rap – et non la revendication – des jeunes noirs des ghettos, vise-t-il à alerter le monde sur leur situation, tout appelant à la dignité, même si la seule façon de se faire entendre est celle de la provocation et du combat.

    Dans ce contexte historiquement tendu à l’extrême – situation relativement difficile à imaginer en France il y a une trentaine d’années mais de plus en plus proche – entre la communauté noire opprimée et la société blanche américaine oppresseur, le rap développe un appel à la prise de conscience : wake up, niggers !

    À partir de cette situation, les outils du rap vont se développer aux USA dans le détournement, le piratage, se servant des influences du reggae, autre mouvement musical de recherche d’identité. On fait avec les moyens du bord tout en recherchant les modes originels d’expression, l’art du griot africain, la pratique des joutes orales, etc. côté technique, le rap utilise le détournement musical, le pillage et le découpage (sampling) de morceaux déjà existants – ce qui peut évoquer les exactions coloniales. Le rap se sert aussi du progrès technique, boîtes à rythme, sound systèms, détournant également le fonctionnement du « tourne-disque » pour en faire un élément rythmique.

     

  • Le rap en France

    On retrouve les mêmes thèmes dans le rap français. Le groupe suprême NTM signifie aussi « le Nord Transmet le Message » (Nord signifie le département du « 9-3 », tous les B-Boys français savent que NTM veut dire « nique ta mère). Cette polysémie est riche : elle affiche un sentiment de refus et un goût pour la provocation qui ne trompent personne.[3]

    Le message fait allusion à Grandmaster Flash, un des fondateurs du rap aux USA.

     

    Dès le milieu des années 80, avec d’abord la danse, le smurf, l’influence du rap essaime chez les jeunes des banlieues. Un langage spécifique, autant musical que lexical apparaît : empruntant aux ingrédients utilisés par les rappeurs américains, les rappeurs français détournent le langage, le texte lui-même, la langue française se trouve détournée, puisant largement dans l’argot, le verlan, recréant une langue riche en assonances, rimes, etc., qui sont autant de codes réservés aux initiés, autrement dit, dans un premier temps, ésotériques aux non-initiés, c’est-à-dire aux nantis. Ainsi il est question de se reconnaître, d’affirmer son identité, sa différence, mais aussi, de valider son expérience de vie largement marginalisée dans les médias qui fonctionnent en repoussant ces habitants de la « périphérie » (banlieue) en les excluant.

    En ce sens, le rap ne fait pas parallèle avec la violence des cités, mais en est l’expression, la « bouche armée » pourrait-on dire.

    Le langage du rap est aussi vestimentaire, style de vie, devoir de s’en sortir, voir moral ; là encore, on retrouve les grands thèmes du rap américain, codifiés dans la « Zulu Nation », fondée par Afrika Bombataa en 1976.

    De la même façon que le rap américain exprime l’identité et la dignité du jeune noir du ghetto, le rap français place les jeunes (en général « issus de l’immigration », selon la terminologie officielle en cours) en quête d’identité, de reconnaissance ; il s’agit pour eux d’exister, et pas seulement de projeter dans les figures médiatisées de ceux qui s’en sont sortis, comme les footballeurs, par exemple.

    Car, à l’instar du déni historique de l’Amérique de Trump, les institutions éducatives et sociales ont tendance à gommer la différence de ces jeunes, leurs origines et leur « flottement » entre plusieurs cultures. Est-il besoin de citer l’ethnocentrisme des programmes d’histoire, du gel de la poésie, et, en général, de l’oubli de l’expression artistique comme mouvements de résistance au cours de l’histoire ?

    Pour ces jeunes, il est question de se réapproprier une identité bradée le plus souvent derrière les étiquettes sociales politiquement correctes et forcément excluantes.

    Il est question, et la récupération des politiques et des instances associatives le montre assez[4], de reconnaître ou de ne pas reconnaître (entendre ?) ces jeunes dans leur différence et leurs aspirations ; tant qu’ils font du rap, ils ne cassent pas. Et, tant qu’à faire, si on veut les intégrer (désintégrer ?) grâce à l’appât du gain en leur faisant miroiter les chimères du show-biz, on aura préservé l’essentiel : l’ordre établi.

    En France, la musique rap, depuis la fin des années 80, a donné naissance à des groupes issus de régions différentes -  IAM par à Marseille, ou à Toulouse, en Bretagne, etc. – et même à des groupes se référant à des musiques médiévales (Fabulous Trabadors – Toulouse), avec des figures aussi différentes que MC Solaar, NTM, etc.

    Dans cette diversité, régionale et également musicale, on doit distinguer la diversité des messages, ainsi que la diversité des modes de production et de diffusion. Les groupes les plus médiatisés embrassent, comme aux USA, le système show-biz, moyen de diffuser leur message, mais aussi piège de récupération. D’autres groupes optent pour la radicalisation : les labels « underground ». D’autres comme NTM, flirtent sans cesse avec les limites et cultivent la provocation.

    Le dénominateur commun est pourtant la chronique d’un mode de vie dans les cités (HLM) avec son corollaire : humiliation, exclusion, drogue, violence, perte d’identité et de dignité – le rebut de la société capitaliste.

    Dans cet espace où les instances publiques – écoles, associations, police, justice – n’apportent pas de réponse valable, les rappeurs cherchent peut-être une réponse alternative, en premier lieu en dénonçant, en provocant pour être entendus, en exprimant leurs propres valeurs, leurs rêves, leur rage, bref, leur identité. Tout comme le rap américain puise sa foi dans les humiliations de l’esclavage et la ségrégation, les rappeurs français – donc, on l’a dit, bien souvent issus de population ayant subi l’esclavage et la colonisation – vivent la société française en subissant l’exclusion et racisme.

     


                                                      Le cadre conceptuel

  • L’œuvre d’art comme acte de résistance

    Il faut d’abord poser le rap comme art, et nous le poserons ensuite comme un « art mineur » ?

    Quel est le rapport de l’œuvre d’art avec la communication ? Aucun.

    Aucun, l’œuvre d’art n’est pas un instrument de communication. L’œuvre d’art n’a rien à faire avec la communication. L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information. En revanche, il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. Alors là, oui. Elle a quelque chose à faire avec l’information et la communication, oui, à titre d’acte de résistance, quel est ce rapport mystérieux entre une œuvre d’art et un acte de résistance ? Alors que les hommes qui résistent n’ont ni le temps ni parfois la culture nécessaire pour avoir le moindre rapport avec l’art, je ne sais pas.

    Malraux dit une chose très simple sur l’art : « c’est la seule chose qui réside à la mort ».

    (et, plus loin) Or quel est cet acte de parole qui s’élève dans l’air pendant que son objet passe sous la terre ? Résistance. Acte de résistance.

    Rappelez-vous, l’acte de parole de Bach, c’est quoi ? Ce n’est pas acte de résistance abstrait, c’est acte de résistance contre et lutte active contre la répartition du profane et du sacré.[5]

    Dans la mesure où l’œuvre érige un monde et fait venir la terre, elle est instigatrice de ce combat. (…) L’œuvre réside dans l’effectivité du combat entre terre et monde.[6]

    La vérité, éclaircie et réserve de l’étant, surgit alors comme Poème.[7]

    L’essence de l’art, c’est le Poème. L’essence du Poème, c’est l’instauration de la vérité.[8]

     

  • Littérature mineure

    On va essayer de voir comment le rap, comme la langue de Kafka, appartient au registre d’une « littérature mineure », terme que nous allons définir évidemment avec Deleuze et Guattari.

    Le problème de l’expression n’est pas posé par Kafka d’une manière abstraite universelle, mais en rapport avec les littératures dites mineures – par exemple la littérature juive à Varsovie ou à Prague. Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure.[9]

    Peut-on comparer le contexte de la Prague du début du XXe avec la situation actuelle en France ? Oui, en termes de structure, si on admet qu’on affaire, dans le cas des juifs de Prague et des jeunes issus de l’immigration, à des minorités. (Ce qui, et ce serait un autre type de débat, n’inclut pas le terme de « communautarisme ».

    Avant de poursuivre la définition de ce qu’est une littérature dite mineure, on a déjà son cadre : celle qu’une minorité fait dans une langue majeure.

    Est-ce le cas avec les rappeurs ? Ces jeunes se vivent-ils comme une minorité au sein de la société française ? Les débats et articles, s’il le fallait, consécutifs aux événements dans les banlieues de novembre 2005 nous le laissent à penser.

  • Premier des trois caractères d’une littérature mineure, la notion de déterritorialisation :

    Mais le premier caractère est de toute façon que la langue y est affectée d’un fort coefficient de déterritorialisation. Kafka définit en ce sens l’impasse qui barre aux juifs de Prague l’accès à l’écriture, et fait de leur littérature quelque chose d’impossible : impossibilité de ne pas écrire, impossibilité d’écrire en allemand, impossibilité d’être autrement.[10]

    Ce concept de déterritorialisation, central et magistral, qui nous permet d’entrer dans les thèmes abordés par le rap.

    Si on remplace et replace dans le contexte actuel des enfants issus de l’immigration en France, avec le choc de la langue française officielle, dit « français soutenu » à l’école, on risque de trouver les ingrédients qui conduisent au rap ou au slam, expressions qui détournent la langue dominante pour lutter contre cette impossibilité – l’allemand en ce qui concerne Prague, le français littéraire ou soutenu en ce qui concerne l’école française (à ce sujet, le concept de violence symbolique de Bourdieu nous paraît pertinent).

    Arrêtons-nous quelques instants pour explorer cette question de langue ou l’arbitraire de l’inculcation à l’école (Bourdieu) dominantes : c’est celle de l’occupant, comme si, par un choc en retour de la colonisation, le rapport colonisé/colon perdurait au sein des populations issues de cette colonisation. Rapport de langue et de culture, mais surtout rapports de force et de domination. Comme si les populations issues de l’immigration de l’ancien empire colonial français continuaient à vivre sous le joug de l’occupant dans leur pays.

    Poursuivons dans cet extrait que nous suivons en continu du livre de Deleuze et Guattari :

    Impossibilité de ne pas écrire, parce que la conscience nationale, incertaine ou opprimée, passe nécessairement par la littérature. L’impossibilité d’écrire autrement qu’en allemand, c’est pour les juifs de Prague le sentiment d’une distance irréductible avec la territorialité primitive tchèque elle-même, minorité oppressive qui parle une langue coupée des masses, comme un « langage de papier » ou d’artifice ; à plus forte raison les juifs, qui, à la fois, font partie de cette minorité et en sont exclus, tels « des tziganes ayant volé l’enfant allemand au berceau ». Bref, l’allemand de Prague est une langue déterritorialisée, propre à d’étranges usages mineurs (cf., dans un autre contexte aujourd’hui, ce que les Noirs peuvent faire avec l’américain).[11]

    Les juifs de Prague se trouvent ainsi privés de leur origine primitive tchèque ; l’impossibilité pour les jeunes issus de l’immigration, de s’approprier la langue française soutenue, agit dans le même sens de les couper de leurs origines. Ils ne s’y reconnaissent pas plus que les juifs de Prague se reconnaissent dans la langue allemande.

    Le langage de papier u d’artifice nous fait penser à la façon dont les jeunes des cités perçoivent le français officiel, langage administratif des « papiers » et des humiliations. Langage de domination.

     

  • Deuxième caractère d’une littérature mineure, le champ politique

    Le second caractère des littératures mineures, c’est que tout y est politique. Dans les « grandes » littératures au contraire, l’affaire individuelle (famille, conjugale, etc.) tend à rejoindre d’autres affaires non moins individuelles, le milieu social servant d’environnement et d’arrière fond. (…) La littérature mineure est tout à fait différente : son espace exigu fait que chaque affaire individuelle est immédiatement branchée sur la politique. L’affaire individuelle devient donc d’autant plus nécessaire, indispensable, grossie au microscope, qu’une toute autre histoire s’agite en elle. C’est en ce sens que le triangle familial se connecte aux autres triangles commerciaux, économiques, bureaucratiques, juridiques, qui déterminent les valeurs. [12]

    Ce second caractère qui prend tout son sens, en ce qui concerne le rap, avec le troisième caractère :

  • Le troisième caractère, c’est que tout prend une valeur collective. En effet, précisément parce que les talents n’abondent pas dans une littérature mineure, les conditions ne sont pas données d’une énonciation individuée, qui serait celle de tel ou tel « maître » et pourrait être séparée de l’énonciation collective. (…) ce que l’écrivain tout seul dit constitue déjà une action commune, et ce qu’il dit ou fait est nécessairement politique, même si les autres ne sont pas d’accord. Le champ politique a contaminé tout énoncé. Mais surtout, plus encore, parce que la conscience collective ou nationale est « souvent inaccessible dans la vie extérieure et toujours en voie de désagrégation », c’est la littérature qui se trouve chargée positivement de ce rôle et de cette fonction d’énonciation collective, et même révolutionnaire : c’est la littérature qui produit une solidarité active, malgré le scepticisme ; et si l’écrivain est en marge ou à l’écart de sa communauté fragile, cette situation le met d’autant plus en mesure d’exprimer une autre communauté potentielle, de forger les moyens d’une autre conscience et d’une autre sensibilité.[13]

     

    Ces trois caractères décrits donc de façon magistrale par les auteurs semblent s’appliquer et nous faire comprendre mieux la dimension du rap, même s’il nous restera à traiter les fonctionnalités de la langue utilisée dans le rap.

    Si la littérature mineure est littérature d’une minorité, elle prend donc des aspects immédiatement politiques et collectifs ; il est question de défendre une communauté et, davantage, ce qui fonde une communauté, c’est-à-dire son origine, ses racines, sa reterritorialisation.

    On pourrait, à nouveau avec Bourdieu, noter (rapidement, car ceci ouvrirait une réflexion plus vaste que le cadre de cet écrit) que si les talents n’abondent pas dans une littérature mineure, c’est que appliqué à la situation en France, l’école vise à la reproduction des rapports de classe et de domination culturelles.

    Dans le rap, les paroles de révolte appellent à un sentiment commun contre la société dominante, contre l’art dominant, contre la parole dominante, contre la langue dominante, contre l’arbitraire culturel ; le français soutenu et son fonctionnement explicite et implicite. Car la structure d’une langue véhicule également son idéologie, sa morale ; par l’absurde, il n’est que de voir l’état de la littérature ou dite telle dans les états des supermarchés, une production industrielle à l’identique à la gloire de l’individualisme et de l’égoïsme.

    Mais surtout, plus encore, parce que la conscience collective ou nationale est « souvent inaccessible dans la vie extérieure et toujours en voie de désagrégation », c’est la littérature qui se trouve chargée positivement de ce rôle et de cette fonction d’énonciation collective, et même révolutionnaire : on pourrait aussi appliquer ces remarques pour le rap. Ainsi, ce serait le rap (et ce qu’il exprime) qui serait chargé d’exprimer la conscience collective des populations et surtout des jeunes issus de « l’immigration coloniale ». N’est-ce pas là précisément toute l’interrogation de la classe politique et des analystes politiques après l’embrasement des banlieues en novembre  2005 ; de quel message étaient porteurs ces jeunes ?

    À la lumière des concepts de Deleuze et Guattari, nous semblons mieux comprendre le contenu et la vertu de ce message :

    Combien de gens aujourd’hui vivent dans une langue qui n’est pas la leur ? Ou bien ne connaissent même plus la leur, ou pas encore, et connaissent mal la langue majeure dont ils sont forcés de se servir ? Problème des immigrés, et surtout de leurs enfants. Problème des minorités. Problème d’une littérature mineure, mais aussi pour nous tous : comment arracher à sa propre langue une littérature mineure, capable de creuser le langage, et de le faire filer suivant une ligne révolutionnaire sobre ? Comment devenir le nomade et l’immigré et le tzigane de sa propre langue ? Kafka dit : voler l’enfant au berceau, danser sur la corde raide.[14]

    Alors comment s’exprimer malgré ces impossibilités, écrire en allemand pour les tchèques de Prague, écrire en français (soutenu) pour les jeunes des banlieues ?

    Les trois caractères de la littérature mineure sont [donc] la déterritorialisation de la langue, le branchement de l’individuel sur l’immédiat-politique, l’agencement collectif d’énonciation. Autant dire que « mineur » ne qualifie plus certaines littératures, mais les conditions révolutionnaires de toute littérature au sein de celle qu’on appelle grande (ou établie). Même celui qui a le malheur de naître dans le pays d’une grande littérature doit écrire dans sa langue, comme un juif tchèque écrit en allemand, ou comme un Ouzbeck écrit en russe. Écrire comme  chien qui fait son trou, trouver son propre point de sous-développement, son propre patois, son tiers monde à soi, son désert à soi. Il y eut beaucoup de discussions sur : qu’est-ce qu’une littérature marginale ? – et aussi : qu’est-ce qu’une littérature populaire prolétarienne ? Les critères sont évidemment très difficiles, tant qu’on ne passe d’abord par un concept plus objectif, celui de la littérature mineure. (…) Kafka dit précisément qu’une littérature mineure est beaucoup plus apte à travailler la matière.

    Pourquoi, et qu’est-ce que c’est, cette machine d’expression ?[15]

    Quelle est la langue de son désert à soi, comment faire fonctionner cette langue de l’occupant ?

     

  • Caractéristiques de la forme et du contenu d’une littérature mineure :

    Pour tenter de mieux comprendre le contenu et la forme d’une littérature mineure et donc du rap, suivons le texte de Deleuze et Guattari :

    Eh bien, on ira encore plus loin, on poussera encore plus loin ce mouvement de déterritorialisation dans l’expression. Seulement, il y a deux manières possibles : ou bien enrichir artificiellement cet allemand, le gonfler de toutes les ressources d’un symbolisme, d’un onirisme, d’un sens ésotérique, d’un signifiant caché – c’est l’école de Prague, Gustav Meyrink et beaucoup d’autres, dont Max Brod. Mais cette tentative implique un effort désespéré de reterritorialisation symbolique, à base d’archétypes, de kabbale et d’alchimie, qui accentue la coupure avec le peuple et ne trouvera d’issue politique que le sionisme comme « rêve de Sion ». kafka prendre vite l’autre manière, ou plutôt l’inventera. Opter pour la langue allemande de Prague, telle qu’elle est, dans sa pauvreté même… Aller toujours plus loin dans déterritorialisation…, à force de sobriété. Puisque le vocabulaire est desséché, le faire vibrer en intensité. (…) C’est la gloire d’une telle littérature d’être mineure, c’est-à-dire révolutionnaire pour toute littérature.[16]

    On fera filer l’allemand sur une ligne de fuite ; on se remplira de jeûne ; on arrachera à l’allemand de Prague tous les points de sous-développement qu’il veut se cacher, on le fera crier d’un cri tellement sobre et rigoureux. On en extraira l’aboiement d’un chien, la toux du singe et le bourdonnement du hanneton. (…) Emporter lentement, progressivement, la langue dans le désert. Se servir de syntaxe pour crier, donner au cri une syntaxe. [17]

    Ayant donc emprunté notre outil conceptuel de « littérature mineure » et ses caractéristiques à l’analyse de Deleuze et Guattari, nous avons également, en suivant les mêmes auteurs, puisé la manière dont Kafka fera vibrer le vocabulaire, arrachera à la langue un cri tellement sobre et rigoureux.

    Ces concepts et ces caractéristiques, l’utilisation de la forme et du contenu vont-ils, résonner dans les paroles du rap pour emporter la langue dans désert ? C’est ce que nous allons développer maintenant, en commençant par les caractéristiques du rap :

     

  • Les paroles et l’utilisation de la syntaxe et du vocabulaire dans le rap :

    Pour illustrer notre propos, citons quelques extraits de l’article de Pascal Nicolas Le Strat[18] , que nous pouvons d’ailleurs joindre en intégralité à ce travail.

    Ce qui confère sa véritable présence au rap tient tout entier dans nomadisme musical et langagier. (…) Il [le rap] fait vibrer le mot en le projetant dans un univers qui le méconnaît ; le mot alors se heurte, s’expose, résonne ; il vibre de tous ses sens justement parce qu’il ne retrouve pas sa syntaxe et ne fait pas immédiatement sens. Le rappeur confronte le mot à son étrangeté. Il le transpose, le déracine. Le mot ne s’appartient plus ; il dérive.

    (…) Une langue-guérilla. Que disposer d’autre que la ruse lorsque l’environnement linguistique vous est hostile et que votre parole a toujours été importune, à l’école, à la télé, à la mairie ?

    (…) Aucun style ne l’indispose. Il excelle dans la composition syncrétique du langage. Tout fait langue. Une image ordinaire, mille fois retrouvée, servira encore et encore ; elle sera scandée, reprise, déprise, jusqu’à ce qu’elle retrouve  dans la scansion du phrasé musical le brin de vérité qu’elle retient encore. Lui faire rendre sens.

    Inutile de poursuivre car on voit que, en ce qui concerne l’utilisation de la langue, on se trouve bien dans les caractéristiques d’une littérature mineure telle que Deleuze et Guattari en ont délimité les vertus.

  •                                    Rap et magie (le rap est-il une transe verbale ?)

  •  

  • Nous en venons à notre partie plus « périlleuse » qui va prendre en compte non plus seulement le langage rap, mais son univers musical et rythmique et son être-rap pour paraphraser le concept d’Heidegger.

    Autrement dit, prendre en compte toutes les dimensions du « jeu théâtral » [19] du rap.

    Pour exposer ces dimensions, nous allons utiliser l’article de Christophe Rubin (opus cité) ainsi qu’un détour par la notion de négritude chère à Aimé Césaire. Mais nous explorerons également la dimension magique et religieuse du jeu théâtral du rap en effectuant un lointain détour par les pratiques chamaniques et Mongolie. Nous nous appuierons, pour étayer notre réflexion, sur le livre de Thomas M. Greene « Poésie et magie ».

     

  • Le jeu théâtral (émotion, rythme, transe)

  • Le masque

    Le rap reprend en effet la propension des musiciens afro-américains à imiter… En l’occurrence, il s’agit le plus souvent de représenter – par la voix, le rythme et les propos – une attitude sociale, généralement stylisée, c’est-à-dire simplifiée en amplifiée, afin de grossir les traits du masque et d’accroître l’effet produit sur l’auditeur. Le personnage joué reprend d’ailleurs souvent une représentation dépréciative du rappeur pour un certain public : il s’agit dans ce cas d’ »en rajouter » encore, pour ironiser sur cette image, tout en provoquant l’émotion par le simulacre.

    (…) Le rap semble exploiter tout particulièrement ce processus de représentation indicielle es émotions, mais de manière en partie stylisée et fictive donc numérique, cette absence de distinction étant un trait esthétique caractéristique du genre – d’où le malaise ressenti par beaucoup face à la confusion entre l’être réel et le personnage théâtralisé, entre l’acte social et son simulacre quasi rituel.[20]

    Le rappeur, personnage théâtralisé, n’est donc pas l’individu réel, mais un médiateur, un Messager, au sens du Message, originel du rap ; ainsi, le rappeur fait le lien entre plusieurs dimensions, la dimension sociale et la dimension rituelle, il offre une représentation, symbolique et nous verrons jusqu’à quel point.

     

     

  • L’émotion

    Dans ce jeu théâtral, que nous appellerons aussi, on va expliquer plus loin pourquoi, cérémonie (et non pas « show, qui est le terme du spectacle marchandise), intervient aussi la dimension de l’émotion :

    En concert, alors que l’amplification rend aléatoire la compréhension littérale des textes, l’émotion est toutefois décuplée. Elle n’est pas musicale pour autant : la substance sonore des mots, l’articulation, la scansion, le ton particulier d’un propos sont au centre de cette émotion. Cela suggère encore une continuité entre la perception sensible – en partie universelle, psycho-physiologique – et l’intelligible, une continuité entre le sujet biologique et le sujet artistique.[21]

    Continuité (que nous verrons aussi par le rythme et la possession) que nous pouvons rapprocher d’une « essence du Nègre » de Lamine Senghor et des thèses de la Négritude, notion inventée par Aimé Césaire[22] : autrement dit, de la même façon que le rap américain puise dans les racines africaines des noirs, le rap français, et les jeunes issus de l’immigration en provenance des anciennes colonies françaises, vont puiser dans origines, à la source de leurs cosmogonies, c’est-à-dire dans une autre façon d’appréhender le monde :

    « L’Europe, écrit L. Senghor, c’est la civilisation de la raison discursive, de l’analyse, de la mécanique ». Le Nègre est par contre « émotion, intuition, rythme ». Le Nègre est un « être rythmique ». « La qualité essentielle du style poétique nègre et le rythme ». [Supériorité de la raison discursive] « Privilégiée jusqu’ici par les Européens, sur la raison intuitive privilégiée non exclusivement par les Nègres ».[23]

    Que recouvre cette insistance sur le « rythme » que le cliché raciste ordinaire a largement véhiculé ? N’oublions pas que cette raison intuitive n’est pas seulement l’apanage de l’Afrique mais de bien d’autres cultures, d’autres représentations du monde et de l’univers (signalé très vite !). En France, nous ne l’ignorons pas, nous sommes les enfants de Descartes !

    Mais surtout, et nous le verrons, cette représentation du monde non cartésienne, intuitive si on veut la nommer ainsi, possède une cohérence qui est celle de relier l’individu et sa communauté et d’autres dimensions.

    Au-delà, d’une volonté de jouer à caricaturer des représentations culturelles bien enracinées, il s’agit pour nous d’habiller d’autres représentations culturelles, qui paraissent « pauvres » si on les juge à l’aune des valeurs propres aux cultures de l’écrit. Cela s’applique sans doute encore souvent au regard porté sur les cultures orales.[24]

     

  • Le rythme

    Car même le rythme, en tant que principe d’organisation esthétique du mouvement, met en jeu l’être biologique – le corps – et à ce titre échappe toujours, au moins partiellement à la notation par les signes.

    (…) Certes, la transcription peut rendre compte de certains éléments, mais en aucun cas de l’essentiel, qui concerne en fait l’influence du mouvement d’un corps sur un autre, du mouvement, d’une sensibilité sur une autre – ce qui offre beaucoup de liberté sur les moyens d’y parvenir et ce qui suppose d’accepter l’expérience non plus d’un esprit subordonné au corps ; mais d’un corps libéré et éventuellement abandonné à un autre.

    (…) Ce qu’il convient d’appeler la polyrythmie est sans doute une caractéristique de l’autre culture ou au contraire d’une réalisation sous-jacente de ses propres rythmes dans ceux de l’autre. Une manière de résister artistiquement en quelque sorte, mais de manière plus charnelle que symbolique. Une manière aussi de dissoudre la frontière qui sépare dans notre culture l’individuel du collectif. [25]

    On retrouve, avec cette dernière remarque, le troisième caractère d’une littérature mineure : En effet, précisément parce que les talents n’abondent pas dans une littérature mineure, les conditions ne sont pas données d’une énonciation individuée, qui serait celle de tel ou tel « maître » et pourrait être séparée de l’énonciation collective.

    Il n’est donc pas étonnant qu’on retrouve ces configurations polyrythmiques dans le rap – un genre issu des traditions que nous venons d’évoquer et aussi marqué par une opposition de rébellion (…).[26]

     

  • « possession », rythmique et magie

    Ainsi apparaît un travail aussi minutieux que discret, visant à générer le désordre maximal, l’agression vocale et surtout à mimer la perte de contrôle de soi et l’extinction magique de l’énergie sur le rythme de la balle qui tombe, rebondissant de plus en plus vite jusqu’à s’immobiliser, mais avec une irrégularité suggérant peut-être aussi des accidents de parcours.[27]

    Nous en venons au dernier point de notre travail qui va traiter de « Poésie et magie », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Thomas M. Greene[28]

    Remarquons que si nous écoutons « de loin » un concert de rap, on peut avoir l’impression d’une longue incantation rythmée qui fait songer à des chants religieux, notamment d’inspiration afro-américaine.

    On sait, on l’a dit, que le rap américain puise ses sources dans ces chants d’esclaves, mais aussi dans ces chants d’inspiration biblique dont les paroles étaient « codées »afin de pouvoir communiquer ; utilisation donc d’une langue majeure pour transmettre vers le collectif, la minorité des esclaves noirs. Etc., nous signalons ces aspects rapidement, alors qu’à eux seuls ils pourraient donner lieu à un travail plus fouillé de recherche.

    Possession rythmique et sonore – voire vibratoire – en l’occurrence, ce qui suppose une relation de force, d’abord au sens physique du terme. Mais cette notion de possession ne s’applique pas seulement à l’auditoire par rapport au rappeur, ou au rappeur par rapport au disc-jockey – car rapper est en même temps passion et action. Elle se manifeste aussi par une tension interne entre plusieurs configurations rythmiques concurrentes – effet et en même temps facteur de la « transpossession ».[29]

    (…) La relation sexuelle est sans doute un bon modèle pour se représenter la dialectique de l’actif et du passif qui peut elle-même aider à comprendre les processus de certaines performances artistiques, reposant sur une perte de contrôle de soi, sinon une sorte de transe, comme si le sujet artistique devait d’abord s’accepter comme objet.[30]

    (…) même impression, avec l’insistance paronymique, de passer périodiquement à quelque chose de plus sonore, à un bruit où se perdent les formes initiales et les significations, comme si la parole déraillait en dehors de son sillon, dans un délire vocal et verbal jubilatoire évoquant une transe de possession.[31]

    Quel type de relation de force ? C’est ce que nous allons tenter de comprendre.

    Au début, la poésie n’était pas l’expression d’un pur détachement esthétique ; c’était plutôt une technique à laquelle on avait recours pour provoquer ou empêcher quelque chose, ce quelque chose étant figuré par les mots. Les principes de base de la versification (rythme, répétition, allitération, rime, assonance et consonance) n’avaient pas pour but originel de plaire mais de lier, de forcer, d’exorciser, d’invoquer, de bénir ou de maudire. [32]

    Pour lui [Mallarmé] et pour d’autres, le poème est hanté par les vestiges de l’incantation primitive.[33]

    Poème porteur d’un pouvoir, que l’auteur nomme charme :

    Heureusement, nous ne manquons pas de charmes versifiés, produits, hier comme aujourd’hui, par les sociétés du monde entier (je vous signale que j’emploierai le mot « charme » pour désigner un texte récité ou écrit dont on ne se sert avec des intentions magiques, et qu’on peut qualifier d’incantatoire).[34]

    Tous [ces textes] reposent sur une croyance particulière, selon laquelle, à condition d’être proférés par la bonne personne, avec les gestes et les accessoires appropriés, ils amèneront la réalisation de ce qu’ils signifient.[35]

    La dimension ou le « pouvoir » magique du poème (du texte), contenus dans les textes sacrés, dans les longs poèmes de « passage » (Livre des morts, etc.), sont-ils encore présents aujourd’hui dans la poésie et dans les textes ? Et donc, pour ce qui nous concerne, dans le rap, qui, en tant que littérature mineure, aurait ainsi retrouvé les origines incantatoires pour fonctionner comme charme ?

    Concédons que nous abordons un sujet trop vaste, encore une fois, qui justifierait à lui seul d’amples développements, analyses et détours par nombre de références (Mircea Eliade, mais aussi Jung, et l’étude de la poésie « en général » !), l’étude des « effets » d’un texte tant dans sa création que dans sa réception ! À ce sujet, évidemment, la pédagogie de l’art, de la poésie, s’articulerait autour de ces questions.

    (…) Il faudra examiner aujourd’hui certains problèmes préliminaires posés par la sémiotique de la magie, problèmes qui vont nous forcer à nous interroger sur le statut du langage poétique et plus généralement sur le statut du signe lui-même. Pour étudier cette sémiotique, il est nécessaire de se faire une idée plus précise de ce qu’on entend traditionnellement par magie.

    (…) Un malade retrouve la santé grâce à un chaman : celui-ci prononce des incantations, puis entre transe, avant d’extraire la maladie du corps du malade sous la forme d’un objet placé au préalable dans sa propre bouche.[36]

    Et l’auteur de donner plusieurs éléments : pour notre part, nous illustrerons ce propos plus loin avec le chaman du pays touva.

    Cette liste, élaborée plus ou moins au hasard et en simplifiant chaque élément, peut servir de guide à notre réflexion. Quels en sont les dénominateurs communs ? On constate tout d’abord que chaque exemple comporte une action et que chacune de ces actions vise une fin, que ce soit une agression, une purification, une protection, la fertilité, ou bien un pouvoir sur une personne, une maladie, un démon, voire sur le cosmos. Derrière chaque acte, on découvre une aspiration particulière, et c’est l’opération magique qui procure au désir un moyen de parvenir à ses fins. La magie apparaît donc comme un instrument de la volonté de puissance. Cette volonté fait ainsi appel à l’invisible dynamisme des choses, au man partout diffus, mais concentré dans le rite et son officiant. Ou bien encore, elle fait appel aux correspondances secrètes des choses dans l’univers, choses entre lesquelles circule un pouvoir mystérieux. Elle utilise l’immense pouvoir des noms qui reflètent la nature de ceux qui les portent ; et surtout, elle utilise le pouvoir du langage qui nous ouvre un accès direct à l’essence de son référent. L’élément de représentation qu’il opère à travers la correspondance, la contiguïté, la sympathie ou la signification, semble donc constituer un autre élément essentiel de la magie. La magie représente ce qu’on désire voir réalisé. Mais dans la pensée magique, la représentation et l’effet ne sont pas distincts ; ils sont au contraire confondus dans un seul phénomène.[37]

    Avant de poursuivre, notons qu’on est loin du « français soutenu », de la langue officielle désincarnée et coupée des dimensions de l’univers ; coupure qui n’est pas absente, précisément, des langues « orales » ou d’autres cultures ; dimension (magique) de la langue qui n’est cependant pas absente, en réalité, dans les contes de fées des enfants !

    La narration même possède un certain pouvoir : répéter le mythe, c’est y participer ; raconter un miracle accompli par un saint peut provoquer la répétition du miracle. De plus, l’arrangement rythmique des mots, les allitérations, les assonances, les rimes, savants procédés destinés à charmer et à bercer l’oreille, contribuent à activer tous ces pouvoirs du langage.[38]

    (…) Le langage magique prend ainsi le même statut que les mantras de l’indouisme primitif, « formules dont les sonorités matérialisaient le pouvoir particulier de donner une réalité à la vérité qu’elles exprimaient » Le mot est concrétisé ou, pour reprendre le terme déjà employé par Cassirer, il est hypostasié.

    (…) L’objet dans la bouche du chaman devient littéralement la maladie expulsée du corps du malade. Tous ces phénomènes reposent sur négation de la distance et sur une identification implicite ou explicite du signe du référent.[39]

    L’auteur poursuit sa réflexion autour de cette négation que nous citons rapidement :

    Antonin Artaud perçoit la rupture de cette participation comme la tragédie de notre siècle. « Si le signe de l’époque, écrit-il, est la confusion, je vois à la base de cette confusion une rupture entre les choses et la parole, les idées, les signes qui en sont la représentation. »

    Pour Artaud, le but du théâtre de la cruauté serait précisément de réconcilier les signes et les choses. Mais cette intuition nécessaire n’est pas limitée aux artistes de notre siècle. Heidegger paraît adapter la doctrine cratylienne à notre époque, lorsqu’il écrit que « le langage est la demeure de l’être » et que « le mot seul donne l’être à la chose ». Analysant un poème de George, Heidegger semble effectivement dépasser la tradition cratylienne quand il remarque : « Mais si le mot existe, alors nécessairement ce mot est aussi en lui-même une chose. La sémiotique magique semble acquérir une dimension nouvelle dans l’ontologie heideggerienne.[40]

    Rupture entre les choses et la parole qui fait partie de la condition déchirée de l’écrivain, selon Roland Barthes :

    On voit se dessiner par-là l’aire du possible d’un nouvel humanisme : à la suspicion générale qui atteint le langage tout au long de littérature moderne, se substituerait une renonciation du verbe de l’écrivain et du verbe des hommes. C’est seulement alors, que l’écrivain pourrait se dire entièrement engagé, lorsque sa liberté poétique se placerait à l’intérieur d’une convention ou d’un public : autrement l’engagement restera toujours nominal ; il pourra assumer le salut d’une conscience, mais non fonder une action. C’est parce qu’il n’y a pas de pensée sans langage que la Forme est la première et la dernière instance de la responsabilité littéraire, et c’est parce que la société n’est pas réconciliée que le langage, nécessaire et nécessairement dirigé, institue pour l’écrivain une condition déchirée.[41]

     

  • Lefiat

    Le charme est mis en mouvement par ce que j’appellerai un fiat, dans le sens biblique du terme : c’est-à-dire une espèce d’injonction de l’esprit, injonction qui doit entraîner un résultat possible. (…) Le poème, fruit d’une civilisation dite mûre et évoluée, a-t-il dépassé le fiat ?[42]

    De cette radicale vulnérabilité du langage poétique dérive sa « créativité ». L’effort engagé pour conserver un vestige de correspondance, d’incantation, de contrôle, pour faire des verba au carmen, pour recombler le vide, devient l’effort du poète pour créer son œuvre. La poésie, pour accomplir ses mystérieux desseins, remplit de façon perpétuelle et inlassable un vide sémiotique, élisant dans ce no man’s land entre le mot efficace et le mot désarmé.[43]

    Le rap comme « bouche armée » ? Ou, autrement posé, le rap contient-il cette dimension magique, ce fiat qui permet d’entraîner un résultat possible, recouvrant, chez les rappeurs, l’origine du langage et de ses correspondances avec l’univers, retrouvant des racines de leurs cultures orales ?

    C’est l’hypothèse que nous avons voulu introduire, sans prétendre y répondre tant le sujet mériterait une étude plus approfondie.

     

  • Chamanisme en pays touva

    Nous allons donc déterminer avec l’exemple d’une pratique chamanique en pays touva, où nous allons voir l’œuvre le fiat de la poésie.

    Nous citerons un court extrait du roman de Galdan Tschinag, Le Monde gris[44]qui raconte comment un enfant des steppes de Mongolie devient chaman, au temps de l’ancien empire soviétique.

    Jamais je n’aurais cru qu’une voix aussi puissante puisse sortir de moi ; elle ébranle et réveille aussitôt le roc qui me renvoie mille échos. Tout à coup, je le sais : je suis un chaman, comme chaque pierre qui m’entoure est une pierre et chaque herbe une herbe. Et moi le chaman, je suis pierre parmi les pierres, herbe parmi les herbes. Je suis un enfant du puissant roc blanc surgi devant moi et tourné vers moi.

                                                   Puissant père, grand-père

                                                   Première fibre de ma chair

                                                   Premier os de mon squelette

                                                   Je voudrais m’ouvrir à toi

                                                   Comme tu t’ouvres à moi

                                                   Mes neuf tendres printemps

                                                   Seront neuf fois ton cadeau

                                                   Donne-moi encore tris fois

                                                   L’hiver, l’été et l’automne

                                                   Et je serai arrivé à maturité

                                                   Je volerai tel un météore

                                                   Au-dessus des montagnes, des océans

                                                   Je te porterai, mon enfant

                                                   De plaine en plaine

                                                   De sommet en sommet

                                                   Avant de me poser

                                                   À quatre-vingt-huit ans

                                                   Et, redevenu pierre

                                                   De retourner en toi…[45]

                                                  

    Et, à chaque cérémonie chamanique, un poème naît dans l’esprit (et le corps) de l’officiant afin de soigner ou résoudre tel ou tel problème ou maladie. Les incantations sont proférées avec une voix puissante, donc des modulations qui nous font penser au travail de la voix du rap.

     

                                                                   Conclusion :

  •  

  • Nous avons tourné volontairement autour de la question de définir le rap comme une transe verbale, tourné autour de la notion de diérèse et de synthèse. Il semble que la puissance du mot, que la séparation entre le mot et la chose ne soit pas une donnée, comme le prétend la raison rationnelle.

    Empruntant une langue mineure, donc une poésie qui elle-même est chargée ontologiquement d’un fiat, le rap est-il donc un art mineur, c’est-à-dire un art apte à fonder une action, à être révolutionnaire ?

    En tout cas, le rap est la bouche armée des jeunes issus de l’immigration de l’ancien empire colonial français, et utilise, avec ce que nous avons vu autour de la définition de la littérature mineure, la langue majeure en la faisant vibrer, en la détournant, en la pillant…

    Avec la musique et le rythme, le concert de rap fonctionne aussi comme une cérémonie, dont le but est de se relier avec plusieurs dimensions, qui ne s’arrêtent pas au signifié des paroles. Le but est aussi de relier le rappeur et le public avec ses et leurs racines, leurs cultures le plus souvent orales et dans lesquelles le corps n’est pas séparé de l’esprit ni même des esprits.

    Le cadre restreint de ce travail ne nous a pas permis de pousser plus loin toutes les hypothèses qui pourraient pourtant permettre de mieux comprendre, par exemple, la révolte des banlieues en novembre 2005, et, dans un autre registre, l’approche de la pédagogie et de son rapport à l’art (mineur ?).

    Dans la même veine que le rap, le slam connaît aussi un développement spectaculaire, guetté lui aussi par la récupération de la société marchande.

    Les dimensions symboliques et magiques d’une langue sont aussi éloignées de la pratique pédagogique française que le français soutenu est éloigné du cœur de ces jeunes issus d’autres cultures et d’autres façons de s’inscrire dans le monde. Alors peut-on parler de diérèse ou de synthèse à venir ?

 

[1] Avec l’ouvrage de Thomas M. Greene, Poésie et magie, Julliard, 1991.

[2] Le rap ou la fureur de dire, Georges Lapassade, edts Loris Talmart, 1990.

[3] Ibid., Lapassade, p.55, opus cité.

[4] Thème développé dans l’ouvrage de Manuel Boucher, Rap, expression des lascars, L’Harmattan, 1998.

[5] Extraits d’une conférence de Gilles Deleuze donnée à la FEMIS, le 17/05/1987 (source : Internet).

[6] Chemins qui ne mènent nulle part, Gilles Deleuze, Félix Guattari, éditions de minuit, 1975, p 29.

[7] Ibid, p 81.

[8] Ibid, p 94.

[9] Kafka, pour une littérature mineure, Gilles Deleuze, Félix Guattari, éditions de minuit, 1975, p 29.

[10] Ibid (à la suite).

[11] Kafka, opus cités, pp 29, 30.

[12] Kafka, opus cités, p 30.

[13] Ibid, pp 31,32.

[14] Kafka, opus cité, p 35.

[15] Kafka, opus cités, pp 33,34.

[16] Ibid, pp 34, 35

[17] Ibid, p 48.

[18] Le devenir-rap, document Internet

[19] In Un défi à la sémiologie : l’esthétique des textes de rap, Christophe Rubin. (article paru dans Sémiotique et esthétique – dirigé par Françoise Parouty-David et Claude Zilberberg, PULM, 2003)

[20] Christophe Rubin, article cité.

[21] Ibid.

[22] Césaire explique qu’il a choisi ce terme de « négritude » après qu’un blanc l’a apostrophé à Paris en le traitant de « petit nègre ».

[23] Extrait de Anthropologie du roman (Magrébin, négro-africain, Antillais et Réunionnais, de 1945 à nos jours), Delagrave, 1986, article de Pathé Diagne, pp 227, 228.

[24] Christophe Rubin, article cité.

[25] Ibid.

[26] Christophe Rubin, article cité

[27] Ibid.

[28] Julliard, 1991. Il s’agit en fait de ces quatre conférences données au collège de France en 1989.

[29] Christophe Rubin, article cité.

[30] Ibid.

[31] Ibid.

[32] Poésie et magie, opus cité, p 16.

[33] Ibid, p 18.

[34] Ibid.

[35] Ibid.

[36] Poésie et magie, opus cité, p 19.

[37] Ibid, pp 20, 21.

[38] Ibid, p 22.

[39] Ibid, pp 22, 23.

[40] Poésie et magie, opus cité, pp 27, 28.

[41] Le degré zéro de l’écriture, Roland Barthes, p.61, édits du seuil, collection Points, 1953 et 1972.

[42] Poésie et magie, opus cité, pp 44, 45.

[43] Ibid, pp 52, 53.

[44] Éditions Métailié, 2001.

[45] Le Monde gris, p 222.

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1er Mars 2018

 

Petit moment de philosophie

proposé par notre secrétaire et superviseur 

Patrice SENATUS :

 

 

Pourquoi faut-il enseigner l’art aux enfants ?

 

« Si vous voulez conduire un jeune homme sur le vrai chemin de la culture, gardez-vous bien de briser le rapport naïf, confiant, et pour ainsi dire personnel et immédiat qu’il a avec la nature : il faut que la forêt et le rocher, la pente de la montagne lui parlent chacun dans sa langue ; il faut qu’il se reconnaisse en eux comme dans d’innombrables reflets et miroitements dispersés, dans le tourbillon aux mille couleurs d’apparitions changeantes ; c’est ainsi qu’il éprouvera inconsciemment l’unité métaphysique de toutes choses dans la métaphore de la nature et qu’en même temps il se tranquillisera au spectacle de son opiniâtreté et de sa nécessité. »[1]

Dans le contexte de l’actualité : la radicalisation de certains jeunes vers le terrorisme et, d’apparence plus anecdotique et moins tragique, le projet de loi du ministre de l’éducation nationale de réduire les matières à l’épreuve du baccalauréat. Quel rapport établir entre ces deux faits, dont l’un porte la dimension de la tragédie humaine et de l’histoire, et l’autre la question de l’éducation ?

« Décollage », au travers ses valeurs, tente de poser des jalons de réflexion autour de cette question en se servant du cadre conceptuel de Heidegger dans son article sur l’origine de l’œuvre d’art.

Il ne s’agit pas de traiter la question de la nécessité d’enseigner l’art aux enfants sur le mode d’un débat, avec des protagonistes qui s’affirmeraient pour ou contre ; la question dépasse heureusement ce mode d’analyse qui a cours dans les médias sinon dans les sondages. Car la question de l’art, de la culture, est une question qui non seulement, comme le dit Heidegger, ne peut se distinguer de l’artiste lui-même mais également ne peut se passer de sa dimension historique. Pour évoquer cet aspect, évoquons l’art rupestre, l’art de l’Antiquité, c’est-à-dire la dimension sacrée et religieuse de l’art qu’on retrouve dans chaque civilisation avec une période d’apogée pour ce qui concentre l’Europe au cours du Moyen Age et de la Renaissance.

On pourrait mettre en perspective deux ouvrages, issus d’ailleurs d’auteurs allemands, écrits durant la période de montée du nazisme et pendant la deuxième guerre mondiale : Docteur Faustus de Thomas Mann et Le Jeu des Perles de Verre de Hermann Hesse. Deux ouvrages majeurs de la littérature qui s’inscrivent dans la lignée des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe (1796). Si les romans de Goethe et de Thomas Mann centrent leur propos sur la question de l’art et de l’artiste, dans sa genèse, sa formation et son déchirement, Hermann Hess nuance son sujet autour de la notion d’éveil et de connaissance. Il a traité le sujet qui aurait été : « développer cette pensée de Kant » :

« On ne doit pas seulement éduquer les enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur possible et meilleur, c’est-à-dire conformément à l’idée de l’humanité et sa destination totale »

Dans l’ouvrage cité, Heidegger témoigne de ce qui advient en présence d’une œuvre d’art, en l’occurrence, le tableau des souliers de Van Gogh :

« Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé. La proximité de l’œuvre nous a soudain transporté ailleurs que là où nous avons coutume d’être.

L’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers » L’art nous transporte soudain ailleurs, dans une autre dimension de ce qui est, toujours pour Heidegger, une connaissance ou un mode de connaissance :

« Dans l’œuvre, c’est l’avènement de la vérité, qui est à l’œuvre et précisément selon le mode de l’œuvre. C’est pourquoi nous avions déterminé d’avance l’essence de l’art comme la mise en œuvre de la vérité. »

Cet avènement de la vérité qui ressort d’un combat, comme l’illustre, de manière terrifiante, le Docteur Faustus de Thomas Mann, où l’artiste fou et génial mis en scène est la proie du diable, tandis que cette image évoque, de manière encore plus terrifiante, la folie du régime nazi et sa recherche du « beau » :

« L’art fait jaillir la vérité. D’un seul bond qui prend les devants, l’art fait surgir, dans l’œuvre en tant que sauvegarde instauratrice, la vérité de l’étant. Faire surgir quelque chose qui devance, l’amener à l’être à partir de la provenance essentielle et dans le saut instaurateur, voilà ce que nous signifie le mot origine » (Heidegger, opus cité)

Autrement dit, l’art peut et se révèle dangereux parce qu’il explore, défriche un territoire inconnu, il agit tel un charme : la connaissance que l’art découvre n’est pas un ordre moral ni politique mais un ordre qui appartient au registre du sacré, c’est-à-dire d’une dimension qui échappe, par définition, à la volonté humaine.

« Qu’est-ce qui détermine la hauteur des sommets dans l’histoire de la culture ? Le moment où le charme est plus grand. Ce qui est mesuré au fait que la plus puissante idée est supportée, voire aimée » (Nietzsche, Théorie du style)

Cette dernière citation de Nietzsche, capable d’ouvrir le chemin aux choses les plus affreuses, s’inscrit directement dans la réflexion du Docteur Faustus de Thomas Mann, même si cela bat en brèche les idées bien pensantes de la beauté et de la douceur d l’art.

« Ne doutons pas que, si Rohtko croit devoir associer explicitement son œuvre à l’œuvre de Matisse, en intitulant, en 1954, une de ses peintures Hommage à Matisse, c’est une fois encore dans un état d’esprit où la peinture est d’abord prise en compte comme ce qui dans l’œuvre est à l’œuvre [ici on retrouve le concept de Heidegger « l’être-œuvre de l’œuvre »] et traverse la peinture : ce qui traverse l’œuvre de Matisse, comme l’œuvre de Rothko – ce qui de l’œuvre de Rothko fait signe de vérité ; à cette étonnante et fabuleuse découverte déclarative de Cézanne : « Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai ». (Rothko et la France, texte de Marcelin Pleynet, les éditions de l’Épure).

La vérité, si on nous accorde de la comprendre au sens de Heidegger, c’est-à-dire une nouvelle connaissance, s’inscrit toujours, évidemment, dans l’histoire, mais, comme on l’a vu, la vérité ne se confond pas forcément avec le bien. C’est pourtant et aussi de la nécessité de l’histoire et de son intelligence dont parle Hermann Hess :

« Mais le siècle et sa vie étaient en vérité infiniment plus grands et plus riches qu’un Castalien ne pouvait se les représenter, le monde était plein de devenir, d’histoire, d’essais et d’éternels recommencements ; il était peut-être chaotique, mais il était la partie et le sol nourricier de tous les destins, de tous les ennoblissements, de tous les arts, de toute humanité, il avait engendré les langages, les peuples, les états, les cultures ; il nous avait engendrés, nous aussi et notre Castalie, il allait voir mourir tout cela et leur survivre. C’était pour ce monde que mon maître Jacobus avait éveillé en moi un amour qui ne cessait de grandir et qui cherchait un aliment. Or, à Castalie, il n’y avait rien qui pût l’alimenter, on y était hors monde, Castalie était elle-même un petit univers parfait qui n’avait plus de devenir et ne grandissant plus »[2]

L’art apparaît ainsi comme un fruit auquel il n’est pas si simple de mordre, il ne peut se réduire à un savoir scolaire :

« En cherchant à démontrer le caractère utile des savoirs scolaires, on rate le problème central : leur place dans l’univers symbolique des jeunes. Plus rien de ce qui est essentiel à l’homme ne vibre dans les savoirs scolaires, tout entiers récupérés par la ‘pédagogie bancaire’ comme disait Paolo Freire »[3]

Car, puisant là encore dans l’ouvrage de Hermann Hesse, le développement de la conscience de l’individu ne s’effectue pas de manière linéaire et mécanique, on n’acquiert pas une connaissance comme le foie de l’oie grossit du fait de son gavage. La conscience procède par ce que Hermann Hesse appelle « l’éveil » ::

« (…) Non, ces éveils ne m’ont jamais fait penser à des manifestations d’un dieu ou d’un démon, ni d’une vérité absolue. Ce qui donne à ces ébranlements leur puissance de choc et leur vertu convaincante, ce n’est pas ce qu’ils recèlent de vérité, ni leur origine sublime, leur caractère divin ou quelque trait analogue, mais leur réalité. Ils sont prodigieusement réels, de même que, par exemple, une violente douleur physique ou un phénomène naturel surprenant, une tempête ou un tremblement de terre, nous paraissent chargés d’une tout autre qualité de réel, de présence, d’inéluctabilité que les périodes et les situations ordinaires »[4]

Ce type d’éveil qui peut avoir lieu grâce à la présence d’une œuvre d’art ou bien d’une connaissance, ou d’un événement ; ce type d’éveil qui échappe à la mode de simplification de notre époque, appelée commercialement « libre circulation de l’information » sur Internet ou dans les médias : comme si prononcer le mot « simple » suffisait à exorciser la complexité de l’existence humaine et à la banaliser.

 

Notre volonté à « DECOLLAGE » est de permettre l'éveil des jeunes par l'art en l’occurrence par la danse  : à dessein, nous avons utilisé le mot ‘Art’ dans la définition qu’en donne Heidegger pour ne pas perdre de temps en polémique vaine : qu’est-ce que l’art ? Nous n’avons pas non plus cherché si l’art remplissait telle ou telle fonction, puisque, là encore, Heidegger a largement déblayé le terrain. Nous avons préféré mettre en réflexion la question de l’art dans sa dimension historique, et le mode de connaissance qu’il ouvre.

Pour ne pas conclure, citons les propos du philosophe Clément Rosset :

« Alors que j’étais incapable de savoir à quoi ressemble la vie ou la mort, j’ai eu le sentiment que le secret de toute chose m’était révélé. Je possédais un savoir universel grâce à cette musique. Des années plus tard – j’avais dix-neuf ans – en écoutant à nouveau le Boléro, cette fois à Carteret, dans mon village natal, cette musique m’a incité à penser que la tragédie pure, loin d’être antithétiques, étaient identiques. Et comme j’étais sérieusement monté contre la morale à cet âge-là, j’ai compris que c’était précisément ce que la morale voulait ignorer. Bien sûr, je reprenais l’inspiration de Nietzsche dans l’origine de la tragédie, tout en l’infléchissant quelque peu : j’affirmais la similitude entre la jubilation et la connaissance du caractère tragique de la vie »[5]

 

 

[1] Nietzsche, Quatrième conférence sur l’avenir de nos établissements d’enseignement.

[2] Le Jeu des perles de verre, pp 399/400.

[3] Propos de Philippe Mérieu, cités in Le Monde de l’éducation, octobre 2000.

[4] In Le Jeu des perles de verres, p 395.

[5] Entretien, propos recueillis par Nicolas Truong, in Le Monde de l’éducation, n°275, novembre 1999, p14.

 

 

 

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